Page:Alain - Le Citoyen contre les pouvoirs, 1926.djvu/21

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.






INTRODUCTION

pensée dans toutes ses conséquences, ce ne serait point le gouvernement seulement, mais la civilisation qu’il faudrait changer. Qu’on vérifie pourtant si cette beauté pleine et régulière d’un ordre social n’est pas une illusion, propre aux contemplateurs les moins précis de l’histoire, et que notre époque troublée rend plus séduisante à former. Dans les époques où les lois et des chefs ont plié tout l’homme, la part de prospérité, de bonheur, que l’homme en a tiré, est plus visible, non plus réelle, que les bonheurs éparpillés des individus libres. C’est dans le plaisir des contemplateurs que sera la différence. C’est beau, une galère ; tous ces mouvements disciplinés et rythmés charment le spectateur ; les galériens eux-mêmes en sentent l’ivresse, et leur joie unanime chante haut, quand arrive la ration d’eau fraîche, ou qu’une mer lisse favorise les rames. La somme de ces joies est-elle pourtant plus forte que celle des bonheurs particuliers qui se chuchotent sous les treilles ? Peut-être dira-t-on que si cet ordre ne donne pas plus de bonheur aux personnes, il produit du moins de plus féconds résultats. Mais que l’on compare quelques millénaires d’ordre égyptien avec quelques siècles de désordre grec… Si l’on veut chercher la beauté de l’ordre dans quelque moment de notre histoire, c’est au siècle de Louis XIV qu’on s’arrêtera sans doute. Et pourtant Condé, Turenne, Vauban, De Retz, la Rochefoucauld, Pascal, Racine, La Fontaine, Saint-Évremond, Molière, Fénelon, La Bruyère, Saint-Simon, tous, frondeurs, réformateurs, jansénistes, libertins, excommuniés, hérétiques, intellectuels aigris, ont été de l’opposition par quelque endroit ; il ne reste, pour personnifier l’ordre,

⸻ 17 ⸻