Page:Alain - Le Citoyen contre les pouvoirs, 1926.djvu/200

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.






LE CITOYEN CONTRE LES POUVOIRS

muscles lui fournissent, changeant en une rapide impulsion l’effort d’une traction lente. Par cette ingénieuse machine, la double pression qu’Ulysse exerce sur le milieu de l’arc et sur le milieu de la corde se trouve rassemblée toute sur l’encoche de la flèche, et explose là précisément, dans la direction même de la flèche. Que le meilleur arc soit celui qui restitue le mieux ce travail transformé, et qu’aucun arc ne puisse ajouter une parcelle à l’effort musculaire de l’archer, tout le monde le sait, quoique l’imagination nous tire toujours à croire qu’il y a une vertu propre dans l’arc d’Ulysse ; mais c’est la force d’Ulysse qui lance la flèche.

Partant de là, je voulais considérer aussitôt le fusil comme une autre espèce d’arc, de façon qu’au moment où le fantassin Ulysse appuyait sur la gâchette, le fusil restituât aussi la force humaine seulement rassemblée, concentrée et dirigée contre l’arrière du projectile et selon la direction du canon. Mais la force humaine n’est plus ici la force d’Ulysse, car il n’a fait que loger la cartouche, fermer la culasse et épauler ; ce travail musculaire est sans rapport avec la formidable pression que les gaz délivrés exercent sur la balle. Il n’en est pas moins vrai que la douille, la poudre, la balle et le fusil représentent ensemble une somme de travaux musculaires qui n’est pas petite ; et je retrouve ici le geste de milliers d’Ulysse tendant cet arc à l’avance. Supposons le seul Ulysse ayant la charge de préparer un coup de fusil. Je le vois cherchant les minerais de fer et de cuivre ; fondeur, puis forgeron ; mais il a dû faire d’abord le fourneau, l’enclume, le marteau et les limes, et puis inventer la poudre, c’est-à-dire encore séparer, triturer, cuire

⸻ 196 ⸻