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LE CITOYEN CONTRE LES POUVOIRS

biers ? » Celui qui va sur roues considère le piéton comme un être encombrant et insouciant. Mais le piéton ne se laisse pas convaincre, et finalement tout se fait.

L’homme pressé qui ne se soucie pas d’user son frein ni son caoutchouc comprend mal ce qu’un troupeau d’oies vient faire sur la route ; mais les oies vont à leur pâture ou à leur mare. C’est tout à fait de même que le gouvernement suit sa route, et s’étonne que les oies ne se rangent point, toute affaire cessante, pour admirer le char de l’État comme il roule bien. « Il faut des oies, j’en conviens, dit l’homme d’État ; mais là où je veux qu’elles soient, et non pas là où elles veulent être. » Ce discours n’a jamais persuadé les oies, parce que les oies sont bêtes ; il a quelquefois persuadé les hommes, parce que les hommes sont des êtres contemplatifs, assez pour savoir se mettre un petit moment à la place d’autrui.

La guerre est un état admirable, j’en conviens, où les gouvernants subordonnant toutes les affaires des autres hommes à leurs propres projets. Il faut avoir vu comment les chefs militaires s’installent et s’étalent, rejetant les habitants sur une étroite bordure, et encore s’étonnant s’ils osent se plaindre. « Comment ? Mais ne sommes-nous pas ici pour leur bien et pour leur sûreté ? » Raisonnement irréfutable, qui est aussi celui des paveurs qui tiennent ma rue éventrée depuis plus d’un mois, et qui m’offrent une planche branlante pour passer au-dessus d’un précipice rocheux.

Les citoyens admettent aisément qu’il faut des chefs et des administrations, comme il faut des

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