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NÉGLIGENTS ET IMPORTANTS

considère surtout l’industrie et les machines. Qu’elle penche à un matérialisme simplificateur, cela ne peut étonner. De même que Proudhon disait : « La pensée d’un homme en place c’est son traitement », de même je dirais bien que la pensée d’un ouvrier c’est la chose, l’outil et la machine ; et par là je comprends assez cette prédilection pour un Fatalisme de forme mécanique, idée qui est comme le tissu de la réflexion prolétarienne. Mais cette dialectique ne termine pas l’esprit révolutionnaire. Il faut dire aussi que la pensée d’un prolétaire c’est son action. L’outil règne et gouverne ; la main le pousse non sans précaution, mais sans aucun égard. Dès que la chose est connue en ses propriétés invariables, aussitôt elle est attaquée et transformée. La plaque de tôle est percée et rivée ; la maison s’élève ; le pont tend son arche. Aucun préjugé de doctrine ne peut tenir contre cette preuve de tous les jours. L’ouvrier est certainement de tous les hommes celui qui a l’expérience la plus suivie et la connaissance la plus assurée de la puissance humaine. D’où il me semble que cette tête industrieuse est habitée par deux idées dominantes qui gouvernent tour à tour ; l’une qui règle les contemplations et d’après laquelle ce qui est devait être, par l’effet d’un immense et imperturbable mécanisme ; l’autre qui inspire les actions, et qui est que, lorsque les choses ne sont pas comme on voudrait, il faut les remettre en ordre sans plus attendre.

Le bourgeois est tout en précautions et respects ; son travail est de persuader et de plaire. Son premier souci est de ne pas déplaire. D’où vient que ses pensées sont formées d’abord de cette attention continuelle de l’ordre humain, ordre capricieux qui ne

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