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NÉGLIGENTS ET IMPORTANTS

se demande toujours : « Que veut-il et qu’offre-t-il ? » Mais il est clair que ces questions ne venaient point à l’esprit de Jaurès, et qu’elles l’auraient importuné ; mieux, qu’elles auraient brouillé sa vue. Je l’entendis juger la politique Caillaux, en peu de paroles, et, autant que je sais, selon une équitable appréciation ; c’était à la veille du procès et à l’avant-veille du grand drame où lui-même devait périr. Et j’admirai comment il renvoyait les hommes et l’homme du jour à distance de vue. Sur la montagne il était, considérant la terre et les royaumes, dont il n’avait voulu et ne voulait nulle part.

Il est faible de dire qu’il eût été ministre, et premier ministre, s’il l’avait voulu. Il n’était point sur le seuil ; il n’appartenait pas à l’ordre des ambitions. C’est encore trop peu de dire que, par une profonde culture, il voyait les pièges et les fautes possibles, et qu’il avait coupé les ponts entre le pouvoir et lui. J’ai connu un ou deux hommes de vraie puissance, qui se retranchèrent ainsi dans le socialisme par précaution ascétique. Mais Jaurès n’avait point tant à se défier. Je le vois plutôt cherchant la meilleure place pour être spectateur, et la trouvant bientôt. Établi donc là ; ordonnant les hommes et les choses pour lui et pour tous, par les moyens de l’Éloquence Contemplative. Alors, selon l’occasion, décrivant, analysant, démontrant ; toujours faisant marcher ses raisons et ses personnages comme une foule que l’on voit passer. Mais lui ne passe point parmi la foule ; il n’est pas dedans. Je ne crois pas qu’il eut jamais une parole pour se défendre lui-même. Il était autant hors de prise, à son banc de représentant du peuple, que s’il fût resté à l’ombre dans son jardin, lisant Homère

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