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LE CITOYEN CONTRE LES POUVOIRS

avait cette décision et cette économie de mouvement qui semble écarter le péril, et qui réellement réduit les périls imaginaires. D’où une amitié d’un jour, et une réelle égalité, entre le canonnier au rustique langage et le chef ombrageux. À la suite de quoi Jeannot recevait une croix, s’arrosait d’eau de Cologne, cirait ses chaussures, et regardait l’adjudant avec une fierté étonnante. Mais, comme on dit, le danger passé adieu le saint ; cette gloire ne durait pas longtemps ; il retombait aux travaux vulgaires, et sentait de nouveau le poids de cette administration militaire qui brouille les attributions, superpose les consignes aux consignes, et reçoit durement ceux qui réclament. On n’a pas tous les jours occasion d’aller chercher la soupe à travers mille périls, ou de tirer un blessé de quelque abri écrasé, ou d’éteindre des gargousses qui flambent. Après quelques semaines de persécutions, de méditations et de discours à soi, le canonnier Jeannot essayait d’une démarche décisive ; il demandait à passer dans l’infanterie. C’était mettre sa vie en jeu ; mais c’était l’occasion aussi de reprendre avantage et d’être écouté ; cette tête orgueilleuse n’exigeait pas moins.

Si méprisé que soit l’homme de troupe, en ce régime de despotisme oriental, il peut toujours braver ses maîtres pourvu qu’il surmonte la peur ; et c’est par ce détour que ceux que l’on appelle les mauvaises têtes agissent souvent en héros. On a assez dit qu’un chef doit à son pouvoir même de ne pas se montrer inférieur à ceux sur qui il règne ; j’ai souvent remarqué un autre effet du pouvoir despotique, et que je n’avais pas prévu, c’est que l’orgueilleux subordonné veut du moins être supérieur en quelque chose, et y

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