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LE CITOYEN CONTRE LES POUVOIRS

inutilisables, les hommes attachés en quelque sorte par les jambes et livrés au feu de l’ennemi ; ils blâmaient ouvertement les grands chefs, et ils revendiquaient l’honneur d’avoir arrêté cette folle tentative aussitôt qu’ils l’avaient pu. La colère les tenait encore ; je suppose qu’ils revinrent au calme et qu’ils accusèrent la nécessité ; sans quoi, convaincus d’avoir refusé obéissance, ils auraient très bien pu être fusillés sur-le-champ. La théorie du Service en campagne, si je me souviens bien, prescrit que les gradés doivent imposer l’obéissance par la force ; cela veut dire qu’il faut menacer du revolver celui qui n’avance point, et le tuer, si la menace ne suffit pas. Et il est clair que les explications de celui qui refuse d’avancer, ou qui prend parti de reculer, ne doivent jamais être écoutées ; nulle raison ne vaut contre un ordre ; et n’importe quel ordre militaire est strictement impossible à exécuter, au moins pour ceux qui sont blessés ou tués ; mais la seule preuve admise est justement qu’ils soient blessés ou tués. Il faut du courage, ou si l’on veut, une sorte de délire enthousiaste, à ceux qui avancent. Mais la vertu propre au chef qui pousse ses troupes en avant, c’est d’être impitoyable. Ou bien veut-on faire croire que la guerre serait possible, si l’exécutant était juge de ce qu’il peut tenter ? En toutes ces enquêtes, en toutes ces révisions, les accusés, qui sont vieux dans le métier, se défendront ; et en vérité je voudrais les défendre, de façon à traduire en jugement, devant

l’opinion, la Guerre elle-même, qui est en tous ses détails injuste, féroce, inhumaine. Si le commun des spectateurs arrive à la voir comme elle est, tout sera dit.

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