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lette, ou forme de la chose, comme les grands auteurs l’ont dit si bien. Cela sera plus clair par des exemples. Helmholtz, au commencement de son beau Traité d’Acoustique, conseille d’aller observer longtemps les vagues de la mer et les sillages des vaisseaux, surtout aux points où les ondes s’entre-croisent. Or, pour l’observateur naïf, les ondes courent sur l’eau en élargissant leurs cercles et remarquez que cela suppose déjà une conception qui ordonne les apparences, mais inexacte ; car si l’on considère attentivement, d’après ce que chacun sait de l’eau dans les pompes ou dans les vases, l’effet produit par un corps solide immergé assez brusquement on aperçoit que l’eau n’est pas repoussée, mais soulevée tout autour, et aussi qu’elle ne peut rester ainsi en montagne, mais qu’elle redescend, produisant de nouveau le même effet qu’un corps qui y tomberait, c’est-à-dire soulevant les parties voisines et ainsi de proche en proche, de façon que le balancement de l’eau est dans le sens de la pesanteur, tantôt au-dessus, tantôt au-dessous du niveau. Il faut arriver par entendement à cette perception nouvelle, qui ordonne mieux les apparences. D’après cela, percevoir aussi les croisements d’ondes, et deux mouvements se composant, quelquefois jusqu’à laisser l’eau immobile en certains points mais ce repos doit participer, je dis pour l’œil, à ces deux systèmes d’ondes ; sans cela vous ne percevez point du tout l’objet véritable, mais des apparences informes, comme au premier réveil ou dans la rêverie paresseuse. Au reste cet ordre doit être maintenu ; à la moindre complaisance, aussitôt tout se brouille selon la physique des enfants et des sauvages. Je le remarquai bien au lac d’Annecy un jour que, sur le quai de pierre, j’observais de belles ondes réfléchies. Mais la chose n’était perçue dans sa vérité que par police d’entendement, et vigilante ; dès que je laissais