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point, quoique cela s’offre à leurs yeux ; ils l’ont dans l’almanach. Les pêcheurs de l’île de Groix ont une science à eux de se diriger par des sondages, et ils y sont étonnants. Mais, pour le compas, ils n’ont que des procédés appris ; et par exemple, connaissant l’angle qu’il faut prendre pour aller à la Rochelle, ils n’ont point l’idée qu’un autre angle, voisin de celui-là les mènerait tout droit au banc de pêche où ils vont. Retenons que, pour se servir d’une carte, il faut faire un long détour d’idée en idée. À quoi ne suffit pas l’expérience d’un seul homme, ni même cet enseignement que l’on donne en montrant les choses et en parlant ; il y faut des écrits, et une langue faite exprès, qui est celle des géomètres.

L’expérience des artisans conduit plus près, semble-t-il, de la science véritable, surtout dans les cas où se rencontrent les deux circonstances favorables, à savoir l’objet façonné et l’outil. Car l’objet façonné, par exemple une table, est l’occasion d’une expérience continuée et naturellement bien conduite, par la forme même de l’objet et par l’usage qu’on en fait ; et cet objet est déjà une abstraction en quelque sorte. Mais l’outil, façonné aussi, est plus abstrait encore, et sa forme exprime déjà assez des relations géométriques et mécaniques. La roue, la poulie, la manivelle, comme le coin, la hache et le clou, offrent déjà le cercle, le plan, et le levier aux méditations de quelque Archimède préhistorique. Encore l’outil représente des circonstances invariables, ce qui soulage et guide déjà l’esprit dans la difficile recherche des causes. Ceux qui voudraient parcourir cet immense sujet devront bien considérer, par raisons mécaniques, la naissance et le perfectionnement de chaque outil, jusqu’à la courbe de la faulx, afin d’éclairer une histoire trop pauvre en documents.