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autre. Et, selon mon opinion, cette espèce de voyage abstrait est aussi le type et le modèle de tout voyage. Dans cette étude de la mémoire, de quelque côté qu’on la prenne, on aperçoit toujours à l’œuvre la pensée réfléchie, s’aidant de ses formes et de ses notations propres. Et je ne vois pas pourquoi l’on s’en étonnerait.

L’autre succession est celle des événements dans le monde. Ici les termes passés disparaissent ; on ne les retrouvera plus jamais. Édouard VII n’a été couronné qu’une fois, il n’est mort qu’une fois. Je n’ai été reçu qu’une fois à un certain examen. Un coup de canon jette à bas ce qui restait d’un clocher ; la ruine suit le clocher ; et je ne reverrai jamais le clocher dans l’état où il était à l’instant qui a précédé la chute. Sans doute il faut une longue expérience, et les leçons d’autrui, et encore des idées auxiliaires, pour connaître et reconstituer l’ordre des événements. Il est clair que chacun fait ce travail dès qu’il se souvient, et qu’il argumente avec lui-même, invoquant, à tort ou à raison, le possible et l’impossible. Ici encore un tracé simplifié nous est fourni par ces expériences de laboratoire que l’on peut recommencer plusieurs fois en remettant les choses dans l’état initial. C’est dire que l’idée de causalité est présente ici dans la succession, comme vérité de la succession. Il arrive à chacun de dire : « C’était avant la mort du président Carnot, car je le vis, ce jour-là », ou bien : « C’était avant le baccalauréat, car j’étudiais dans tel lycée à cette époque. » L’art de vérifier les dates ne consiste qu’à rattacher les événements flottants à des successions fixes et bien déterminées, qui sont enfin celles des événements astronomiques. Et je crois que, sans des secours de ce genre, nous serions dans le doute, et sans remède, au sujet des événements les plus importants de notre vie. Anticipons. C’est par l’idée théorique de la succession, c’est-à-dire