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rien recevoir qui ressemble à ces petites images des naïfs épicuriens, qui entraient par les sens et se gravaient dans les parties molles et plastiques du cerveau. Mais la vraie réflexion à faire là-dessus n’est pas qu’on connaît mal ce qui se passe le long des nerfs et dans le cerveau ; c’est que le cerveau, les nerfs et le cheminement qu’on suppose, aussi bien que le milieu physique et la chose même, sont une perception au milieu d’autres perceptions, indivisible comme toutes, et pensée comme toutes, avec des rapports, des distances, des parties extérieures les unes aux autres ; et le cerveau, en ces images, n’est jamais qu’une partie du monde, qui ne peut contenir le tout. Pour parler autrement, il n’y a dans le cerveau que des parties de cerveau, et il ne s’y peut inscrire que des formes et mouvements de ces parties. Au reste ces formes et ces mouvements sont parfaitement ignorés du penseur, au moment où il pense le monde d’après ses impressions et ses souvenirs. C’est ma pensée qui seule est une pensée pour moi ; tout le reste est chose. Et, pour tout dire, dans un cerveau agrandi autant qu’on voudra, on ne pensera toujours que cerveau, et nullement les autres choses de l’univers. C’est par des remarques de ce genre que l’esprit apparaît enfin dans son œuvre, et incorporé à son œuvre, organisateur, démiurge dans ce monde, comme le Dieu des anciens.

Ces principes sont assez connus des vrais philosophes ; mais j’ai remarqué qu’en traitant de la mémoire ils les oublient trop. Disons donc ce qui peut être conservé dans le corps, et quel genre de traces, et avec quels effets. Le corps vivant a premièrement la propriété de se mouvoir selon sa forme et selon les résistances qui l’entourent. De plus le corps vivant apprend à se mouvoir. En quoi il faut sans doute distinguer deux choses : la nutrition des muscles, excitée par l’exercice,