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instants qui précèdent le sommeil, ces formes mobiles se transformer en images d’hommes ou de maisons, mais il faut de l’attention et une critique éveillée pour apercevoir ces choses. Les passionnés aiment mieux dire qu’ils voient les images des choses à l’intérieur d’eux-mêmes, sans vouloir expliquer ce qu’ils entendent par là. Selon mon opinion, toute image visuelle est extérieure à moi et extérieure à elle-même, par sa nature d’image. Et la forêt où je me promène en rêve n’est pas dans mon corps ; mais c’est mon corps qui est en elle. Que faites-vous, dira-t-on, des yeux de l’âme ? Mais les yeux de l’âme, ce sont mes yeux.

Il faut considérer enfin l’effet de mes propres mouvements, évidemment de première importance quand j’imagine le mouvement des choses. Le moindre mouvement de ma tête fait mouvoir toutes choses. Ajoutons que mon mouvement est propre à brouiller les images, et que le clignement des yeux fait revivre les images complémentaires, comme chacun peut s’en assurer. Mais le fait le plus important est ici le geste des mains, qui dessine devant nos yeux la chose absente, et naturellement surtout le dessin et le modelage, qui fixent nos rêves en objets véritables. Je ne considère ici que le crayon errant, qui nous étonne nous-mêmes par ses rencontres. Ainsi nous sommes ramenés à l’idée principale de ce chapitre, c’est que nous n’inventons pas autant qu’on pourrait croire. Il m’est arrivé plus d’une fois de me dire : j’imagine en ce moment un rouge vif, et d’apercevoir dans le même instant la bordure rouge d’un cahier devant moi.

Les mêmes choses sont à dire, et mieux connues peut-être, de l’imagination auditive. D’abord que tous les bruits confus, du vent, de la cascade, d’une voiture, d’une foule, font des paroles et des musiques. La marche d’un train nous propose un rythme. Il faut dire aussi