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Mais il arrive souvent aussi que ce sont les organes de nos sens qui par eux-mêmes fournissent matière à nos inventions. Par eux-mêmes, entendons-le bien ; notre corps ne cesse jamais d’être modifié de mille manières par les causes extérieures ; mais il faut bien remarquer aussi que l’état de nos organes et les mouvements mêmes de la vie fournissent des impressions faibles, assez frappantes dans le silence des autres. C’est ainsi que le sang fiévreux bourdonne dans les oreilles, que la bouche sent une amertume, que des frissons et des fourmillements courent sur notre peau. Il n’en faut pas plus pour que nous nous représentions des objets pendant un court instant ; et c’est proprement ce que l’on appelle rêver.

Enfin souvent nous cherchons ou plutôt nous forgeons des images, par nos mouvements. Ici la vue ne joue qu’un rôle effacé, si ce n’est que nos gestes ou mieux notre crayon dessinent des formes que nos yeux suivent, ou bien encore que de vifs mouvements des yeux brouillent les perceptions réelles et font courir des dieux. L’ouïe est bien plus directement modifiée par nos paroles ; notre parole est un objet réel, que nous percevons, même si nous parlons à voix basse. Surtout le sens du toucher se donne à lui-même des impressions par chacun de nos mouvements ; je puis m’enchaîner, m’étrangler, me frapper moi-même ; et ces fortes impressions ne sont sans doute pas les moindres preuves dans le délire des fous. On aperçoit ici la liaison de l’imagination aux passions. Celui qui s’enfuit perçoit mal toutes choses, devine encore plus mal ce qui se passe derrière lui, redouble par son action désordonnée les mouvements du cœur et des poumons, éveille les échos par sa course. Tout mouvement déréglé trouble l’univers perçu. Ainsi nous sommes conservateurs et architectes de ce monde continuellement, comme aussi