Page:Alain - Éléments de philosophie, 1941.djvu/52

Cette page a été validée par deux contributeurs.

le cube que je sais pourtant être un cube. J’en vois des signes, comme je vois des signes du vrai soleil ; et, parmi les signes du vrai soleil, de sa grandeur, de son mouvement apparent et de son mouvement vrai, l’ombre tournante d’un bâton n’importe pas moins que le disque de l’astre vu à travers les lunettes noircies. En sorte que le vrai soleil est aussi bien déterminé, et quelquefois mieux, par un de ces signes que par l’autre. On voit ici qu’un objet est déterminé par ses rapports à d’autres, et au fond à tous les autres. Un objet considéré seul n’est point vrai, ou pour parler autrement, il n’est point objet. C’est dire qu’un objet consiste dans un système de rapports indivisibles, ou encore que l’objet est pensé, et non pas senti. Si vous méditez de nouveau sur l’exemple du cube, qui est parmi les plus simples, vous comprendrez bien le paradoxe que Démocrite tentait vainement de repousser.

Honnêtement, il faut décrire le monde comme on le voit ; et ce n’est pas simple, car on ne le voit pas comme on le sent ; et chacun sait bien qu’il n’est pas non plus comme on le voit. Changez de place, faites le tour de cet homme, son image sera toujours une tache sombre, et la terre sera toujours une couleur plus claire qui le circonscrit. Mais vous savez bien qu’il est autre chose, qu’il s’agit de déterminer d’après ces signes-là et d’autres. Et ceux qui voudraient dire que c’est le toucher qui est juge ne gagnent rien ; car ils ne diront pas que cet homme est cette impression sur ma main, et puis cette autre, et puis cette autre. Nous savons au contraire qu’il n’a pas tant changé par un simple mouvement de ma main ; et en somme il faut bien que nous réunissions ces apparences en système, jusqu’à dire que ces mille aspects nous font connaître le même homme. C’est tout à fait de la même manière que je décide, quand je danse au clair de lune, que ce n’est pas la lune