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ment employé par quelques bons philosophes. Les choses ne nous sont point présentées, mais nous nous les présentons, ou mieux nous nous les représentons. Dans notre perception, si simple qu’on veuille la prendre, il y a toujours souvenir, reconstitution, résumé d’expériences. Seulement il est utile de distinguer ce qui est jugement parlé, et déjà science, de ce qui est intuition. L’intuitif s’oppose au discursif comme la connaissance immédiate, du moins en apparence, s’oppose à la connaissance que nous formons par recherche, rappel et raisonnement. Or, notre perception est toujours complétée et commentée par des discours, des rapprochements, des conjectures ; par exemple je me dis que cette ligne d’arbres marque telle route, ou que ce triangle sombre est la pointe de tel clocher ; ou encore je me dis que tel ronflement annonce telle voiture automobile ; et l’on pourrait bien croire que ces connaissances sont Intuitives au sens vulgaire du mot ; mais il s’agit justement, dans le présent chapitre, de faire apparaître une connaissance intuitive dans le sens le plus rigoureux, c’est-à-dire qui traduit des connaissances, et même très précises, par quelque caractère de la représentation qui nous touche comme une chose.

Je vois cet horizon fort loin. À parler rigoureusement et d’après ce que m’annoncent mes yeux, il est présent par sa couleur aussi bien que le reste, ou non distant si l’on veut ; mais cette distance pourtant me touche comme une chose ; elle est même la vérité de la chose, ce que je puis tirer de cette couleur bleuâtre. Cette distance qui m’apparaît si bien et qui fait même apparaître tout le reste, donnant un sens aux grandeurs, aux formes et aux couleurs, n’est pourtant pas une chose, faites-y bien attention. Cette distance n’est nullement une propriété de cet horizon. Non, mais un rapport de ces choses à d’autres et à moi. Si je veux la connaître, cette