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dans telle ou telle partie de mon corps, car sentir ainsi, c’est encore percevoir, j’entends connaître des formes, des dimensions et des situations. Il faudrait donc, pour saisir la sensation pure, penser sans penser en quelque sorte. De quoi certains états inexprimables de rêverie, de demi-sommeil, de premier éveil peuvent bien nous rapprocher, de même que les premières impressions d’un aveugle à qui la vue est révélée ; mais justement il ne sait qu’en dire, et il n’en garde pas plus de souvenir que nous n’en gardons de nos premières impressions d’enfant. Ces remarques sont pour écarter cette idéologie grossière, d’après laquelle nos sensations se suivent, se distinguent, s’enchaînent, s’évoquent, comme les faits les plus nets de tous et les mieux circonscrits. Nous aurons à dire qu’un fait est autre chose que ce premier choc et que cette première rencontre de l’objet et du sujet. Il y faudra distinguer la matière et la forme, ainsi que la perception la plus simple nous en avertit déjà.

Il y a un autre chemin bien plus ardu, et à peine exploré, pour distinguer perception et sensation. Il faut alors considérer la qualité et la quantité, et les définir par leurs caractères, ce qui jette aussitôt dans les spéculations les plus difficiles, et c’est une des parties de la Critique de la Raison Pure qui donnent le plus de peine au lecteur. Essayons ici encore de décrire exactement ce que c’est que grandeur et ce que c’est que qualité. Quand la grandeur s’accroît, par exemple quand je tire une ligne ou quand je compte, les parties de la quantité s’ajoutent en restant distinctes. Quand la qualité s’accroît, par exemple quand une lumière devient de plus en plus vive, ce qui s’ajoute à la clarté s’y incorpore sans aucune distinction. On pourrait bien dire que la lumière est changée, que la lumière que j’appelle plus vive est réellement une autre lu-