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mots, je leur dis adieu, et le rythme me fait deviner ceux qui viennent ; invitation à décrire, à laquelle se conforment les meilleurs poèmes. Mais examinons de plus près. Il y a toujours dans un poème deux choses qui se battent. Il y a le rythme régulier avec le retour des rimes qu’il faut que je sente toujours ; il y a le discours qui contrarie le rythme, et qui me le cache souvent, mais non longtemps. Cet art est comme celui du musicien, mais bien plus accessible ; plus tyrannique aussi en ce qu’il ne nous laisse point choisir nos images ; moins consolateur par là. Mais on y trouve, comme dans la musique, la réconciliation de place en place, comme un repos ; car il vient un moment où la phrase rythmée et la phrase parlée finissent ensemble ; c’est alors que le naturel, la simplicité des mots et la richesse du sens font un miracle ; et il n’est même pas mauvais que le poète ait eu quelque peine auparavant, comme ces acrobates qui font semblant de tomber. Mais c’est toujours comme un voyage en barque où l’on ne s’arrêterait point. Il faut la prendre ainsi. Sans cette condition on ne comprendrait point cette puissance modératrice du rythme qui occupe l’attention et du mouvement qui la détourne.

L’éloquence est encore une sorte de poésie ; on y découvre aisément quelque chose de musical, une mesure des phrases, une symétrie, une compensation des sonorités, enfin une terminaison annoncée, attendue, et que les mots viennent remplir à miracle. Mais ces règles sont cachées. Dans l’inspiration, l’orateur y manque souvent ; il reste la nécessité de remplir le temps, un mouvement inexorable, une inquiétude et une fatigue irritée qui gagnent bientôt l’auditoire. Mais ici encore il faut entendre, et non pas lire, sans quoi l’on serait choqué par les redites et le remplissage, qui sont pourtant une nécessité, surtout quand l’orateur argumente.