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ici que l’expression subtile arrivait à donner une idée de la pure sensation. J’ai senti la lumière ! Où ? Comment ? On me dit que j’ai vu la fenêtre, etc., la fenêtre qui est, je le sais, à trois pas de moi. J’allonge le bras ; mais dans quelle direction ? Comment savoir ? J’insiste sur cet exercice parce qu’il contribue à former le style. N’oubliez pas que tous les aveugles-nés ont étonné les médecins par leurs récits. À vous donc d’étonner vos lecteurs, si vous pouvez. Ce qu’il y a ici de plaisant, c’est que vous devez ignorer tout de ces premières expériences de l’aveugle ; et que vous découvrez que vous les devinez assez aisément. Par exemple quand vous savez que vous voyez la fenêtre, vous essayez naturellement de la toucher. Le mouvement de votre bras vous la cache. Vous recommencez… vous interrogez, etc. Il sera capital pour vous d’apprendre à voir votre main, à la reconnaître, à la suivre, etc. Cet exercice de réflexion vous rendra familière l’histoire de votre vue et des autres sens, assez pour servir de départ à vos réflexions. Car il reste de l’incertain ici. Par exemple, comment ai-je appris à voir l’horizon si loin ? Peut-être l’ai-je appris par le secours de la peinture ; ici il est permis d’inventer. Quelquefois quand je rêve, les choses que j’ai sous les yeux reviennent à la confusion initiale. Premièrement je ne distingue plus les objets ; deuxièmement je ne pense plus le près, le loin, ni le grand, le petit. Il est important de remarquer comment je sors de cet état, c’est-à-dire par jugement et mouvement. Les choses alors se reculent à leur place. Vous observez la même chose quand, du premier moment du stéréoscope, vous passez brusquement au relief. Chaque chose se recule alors à sa place. D’autres avancent et même nous étonnent, c’est la naissance d’un monde, c’est la perception succédant à la sensation.