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sens du toucher, éducateur des autres, a dû lui-même s’instruire. Il est connu qu’un homme qui devient aveugle apprend à interpréter beaucoup d’impressions tactiles qu’il ne remarquait même pas auparavant. Par exemple, en touchant la main de son ami, il devinera mille choses que nous lisons d’ordinaire sur le visage. Partant de là, et en remontant, on peut se faire une idée des expériences de l’enfant sur le mou et sur le dur, sur le poli et le rugueux, et tout ce qu’on en peut conclure concernant les saveurs, odeurs et couleurs des choses. Il est clair aussi que, parmi ces connaissances, il faut considérer avec attention la connaissance de notre propre corps. Qu’elle ne puisse être immédiate, cela résulte de la notion même de lieu ou de distance, qui enferme des rapports, et par conséquent ne peut être donnée dans aucune impression immédiate. Ainsi, dans cette connaissance de notre corps et des choses qui nous semble toute donnée, en réalité tout est appris. Quant au détail et à l’ordre, on peut s’exercer utilement à les deviner, mais sans s’obstiner à vouloir plus que le vraisemblable. Autrement on tomberait dans des discussions subtiles et sans fin, étrangères à la vraie philosophie.

NOTE

Jules Lagneau proposait à ses élèves cet exercice : « Quelles seraient les impressions d’un aveugle-né, à qui une double opération rendrait successivement, à quelques jours d’intervalle, l’usage des deux yeux ? » Naturellement nous faisions parler l’aveugle lui-même. Nous savions bien distinguer deux choses ; d’abord quelle idée, et d’après quoi, se faisait l’aveugle de ce que c’est que voir (discours, analogie avec l’ouïe). Et ensuite, par opposition, nous décrivions l’expérience réelle qu’il faisait quand le premier bandeau était enlevé et aussitôt remis. C’est