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les pensées peuvent faire d’un mouvement, purement physiologique peut-être à l’origine. D’où cette précaution de ne point travestir en pensée ce qui n’a point sa source dans le plus clair, le plus résolu et le mieux gouverné de nos pensées. Le dualisme célèbre de Descartes apparaît ici, comme je crois qu’il était en ce sage, c’est-à-dire comme pratique et comme moyen de gouvernement. Une âme généreuse ne se jette point à la suite des mouvements animaux ; au contraire elle les repousse de soi. Parce qu’une poussière vient dans l’œil, ce n’est pas une raison d’injurier le vent ; parce qu’un homme nous a fait peur sans le vouloir, ce n’est pas une raison d’injurier l’homme ; et encore moins de sauver l’injure par des raisons. Mais au contraire laisser le corps humain à son état de corps ; considérer comme étrangère cette suite purement mécanique. Tout se dénoue alors, et se résout selon la nature ; le rire n’est pas loin, le rire, qui est la solution de toutes les surprises, et peut-être l’arme la plus puissante du sage. Cette colère donc, qui partout en guerre et qui cherchait un ennemi autour de soi, la voilà seule, sans aucune parure de raisons, ridicule, désarmée. J’en dirai autant d’une mélancolie, ennemie plus rusée quelquefois, et qui se déguise même en sagesse ; mais il faut guetter à la source, et s’apercevoir que le jour baisse, que le vent est plus frais, et qu’il n’en faut pas plus si l’on reprend en poète cette impression et cette humeur, pour inspirer quelque déclamation imitée de Job ou de l’Ecclésiaste. Il est bon de remarquer ici que le vrai poète n’est pas toujours aussi triste, il s’en faut, que son imprudent lecteur ; car il prend le commandement de ses tristes pensées, il leur impose ce rythme actif et gouverné qui convient aux pensées ; il les transforme en objet, et il les contemple à distance de vue, et le lecteur lui-même se trouvera mieux de cette tristesse