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les réactions de l’instinct ne sont nullement des pensées ; la fatigue n’est pas une pensée. Ce sont des faits du monde, à l’égard desquels je résiste, je lutte ou je cède, comme il faut bien toujours que je fasse devant les choses. Mais un des points importants de la sagesse est de ne les point laisser entrer dans l’âme, par la porte du discours et du raisonnement. Afin de bien saisir ce passage de l’extérieur à l’intérieur, qui fait toutes les passions, il suffit de considérer comment la colère s’élève. Les médecins nomment irritation un certain régime de nos tissus et de nos humeurs tel que la réaction à l’excitation nous excite encore ; ce mécanisme est comme grossi en un homme qui se gratte, en un homme qui tousse. Or il suffit quelquefois d’un mouvement brusque et non mesuré, tel l’effet de la surprise bien connu, pour éveiller un commencement de colère ; c’est dire que le premier mouvement en provoque d’autres, que le cœur s’anime, que la respiration s’accélère ; et quelquefois il s’y joint des gestes habituels et même des commencements de paroles, comme jurons et choses de ce genre. Or, ce qui est à remarquer, c’est que cette colère voudrait aussitôt être pensée, et cherche des motifs. On voit dans ce cas-là, presque toujours, que les premières paroles sont incohérentes et ridicules, mais que bientôt l’âme plaide pour la colère, et la reconnaît pour sienne ; d’où des discours éloquents qui persuadent aussi bien celui qui les fait. Par ce mécanisme, un enfant, un serviteur portent le poids de cette colère née de hasard ; et s’ils s’irritent eux-mêmes, alors les provisions et raisons s’amassent pour toutes les colères à venir. J’ai souvent pensé que la haine n’est autre chose que le souvenir d’une suite de colères ayant pour objet le même être, d’où l’on tire une sorte de farouche espérance et une certitude de s’irriter encore de la même présence. On aperçoit ce que