Page:Alain - Éléments de philosophie, 1941.djvu/326

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vous, témoin extérieur, vous les connaissez encore bien moins, et que, passant du signe, mouvement de la mâchoire, de la tête ou de la main, si nettement dessiné, à une pensée que vous supposez témérairement, vous lâchez la proie pour l’ombre. Donc, selon mon opinion, le difficile dans l’observation des hommes est de se priver de la chasse aux pensées, si séduisante, et de s’en tenir au contraire à la forme du geste, y retrouvant par une méditation seulement physiologique, une attitude, un équilibre, une préparation, un geste prochain, en un mot l’action. Ainsi, et en dépit des actions extérieures, qui souvent déforment, vous serez entouré de mouvements justes, comme je suppose que l’est le sculpteur. Ainsi vous jugerez l’espèce en sa vérité, comme lui la représente. Et, par ce moyen, vous connaîtrez enfin les pensées, au sens où une usine est une pensée, où le Parthénon est une pensée, où une maison, un jardin, un champ sont des pensées. Mais je n’espère point éclairer en quelques lignes cette idée difficile. Suivez donc les rigoureux travaux de ces psychologues qui ne veulent considérer jamais en l’être humain que le comportement. Quoiqu’ils ne renoncent pas toujours à chercher un équivalent des mouvements dans les pensées, vous apprendrez tout au moins à leur école à ne pas interroger, à ne pas donner audience à ces vaines paroles qui cachent l’homme, enfin à attendre que l’homme vrai se montre. Comme devant l’enfant qui jette ses mines et ses grimaces, on n’attend jamais assez.