Page:Alain - Éléments de philosophie, 1941.djvu/323

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cela s’incorpore ; cela nourrit et assouplit. C’est le remède à cette connaissance par fiches, dont on ne peut se passer tout à fait, mais qui s’exerce seulement à la surface des êtres.

L’autre savoir, que je tire des lectures, se continue en une sorte de rêverie réglée. Je pense à ces personnages, qui me sont familiers ; je les suis en leurs actions ; je cherche à les comprendre ; je n’y arrive point sans peine. Par exemple pourquoi Julien Sorel a tiré ce coup de pistolet ? J’en ai discuté avec un ami qui refusait de comprendre. Quel est le ressort ici ? C’est qu’il faut se fier à l’auteur ; et c’est toujours la poésie, ou si l’on veut la beauté, qui fait preuve d’abord. Par exemple Hamlet. Je sens qu’il y a à comprendre. Par là s’exerce un genre d’observation que rien ne peut remplacer. Car les êtres réels, en leurs discours comme en leurs actions, sont rarement vrais ; ils sont empruntés, comme dit si énergiquement le langage populaire ; et, bien pis, ils changent, ils effacent eux-mêmes ce qu’ils ont tracé. Ils brouillent la piste, comme font le lièvre et le cerf. Au lieu que les créations de l’art sont immuables ; la réflexion y trouve appui. Remarquez ici que nos réflexions sur nos parents, sur nos amis, sur nos collaborateurs, sont toujours de rêverie errante ; nous ne savons pas ce que notre imagination ajoute aux faits. Rien ne trompe plus que cette observation des absents. Les personnages de roman sont absents et présents, toutes les suppositions fantastiques sont ramenées au fait par la lecture. Je n’essaie pas de prouver ; je veux seulement expliquer un peu quelle est, en la connaissance des hommes, la part des livres. Je conclus que la lecture, ou la culture continuée, est pratiquement utile, pour le gouvernement, pour l’organisation, pour la persuasion, pour l’entreprise. Je viens au précis, à cette connaissance de l’homme d’après sa forme,