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CHAPITRE X

DE L’ART DE CONNAÎTRE LES AUTRES ET SOI

Il y a plus d’un secret dans les grands philosophes ; mais le plus précieux n’est pas toujours où on le cherche ; et si l’on regarde aux systèmes et aux preuves, souvent on croira avoir perdu son temps. Au contraire si l’on fait conversation avec ces hommes illustres, sans trop se soucier de ce qu’ils veulent enseigner, on apercevra, comme dans un éclair, un mouvement de l’homme vrai. Cela est évident à lire Montaigne ; mais je suis assuré qu’on trouvera autant dans Platon, dans Aristote, dans Descartes, dans Kant, si on s’applique à les lire comme il faut bien lire Montaigne. Et ce continuel retour aux penseurs illustres est ce qui sauve d’abord du procédé, et de l’observation myope.

Toutefois j’avoue que j’ai plus trouvé encore de notions réelles sur l’homme dans les romanciers et dramaturges, et même dans les poètes. Je citerai Gobseck et le curé Bonnet, dans Balzac ; Besoukow et Karénine dans Tolstoï ; Fabrice et Julien dans Stendhal ; Othello, Hamlet et Coriolan de Shakespeare ; sans oublier Gœthe, sans oublier le Hugo des Misérables, et remontant même jusqu’à Homère, qui nous peint au naturel, et presque physiologiquement, les mouvements d’Achille, d’Ajax, d’Ulysse. Mais, comme c’est par hasard ou surprise que le philosophe nous dit enfin ce qu’il pense, les romanciers et poètes nous cachent aussi leur trésor, par une raison contraire, qui est qu’ils sont emportés par le récit, et qu’ils ont l’art d’entraîner le lecteur avec eux. Le moyen de s’instruire, à ce que je crois, est ici de relire beaucoup. On trouvera le temps qu’il faut en prenant