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Voilà donc ce portrait de moi-même, que le sage me dessine ; cet homme alerte et décidé dès qu’il ne craint plus, allant droit à la puissance par tous moyens, comme on écrase une fourmi ou une chenille. Mais qui sait ? Les passions vont droit au but, et vite ; et le succès console de tout peut-être. Et la guerre a bien fait voir que les obstacles humains ne comptent pas beaucoup dès que l’on se trouve délivré du blâme. Un homme seulement pressé, et même par de petites causes, risque très bien sa vie ; mais cette barrière qui l’empêche de monter dans un train en marche, le met en présence de ce qu’il aurait dû vouloir. Sans la barrière, il ne le voudrait jamais, et au contraire courrait vers ce faible avantage, sans plus regarder à sa propre sûreté qu’à celle des autres. De même un général n’hésite pas souvent, s’il sait qu’il sera blâmé de n’avoir pas fait tuer un millier d’hommes. Peu de chose, donc, un homme devant le chemin d’un autre, dès que l’éloge porte l’autre, et l’absout d’avance, ou dès que le blâme ou le déshonneur lui donnent de l’éperon. Si tu te connais humain et équitable, fais-en honneur aux lois aussi. Il faudrait donc jeter l’anneau si on l’avait.

Or chacun l’a. Ici se montre la profondeur de Platon, qui passe toute autre. Car chacun est libre de penser ; il n’est pas vu là, dans son dedans. Il peut bien nier les lois et les coutumes d’abord, et jurer qu’il ne se règlera que sur sa propre volonté. Mais point du tout ; il jette l’anneau. Ce n’est pas ainsi qu’on pense ; penser c’est faire attention à la pensée d’autrui ; c’est la reconnaître et vouloir s’y reconnaître. Se dire qu’après tout ils ne sont pas si sots, et qu’il y a toujours quelque vérité à prendre dans les contes de bonne femme, comme ce conte de Gygès le fait voir ; par où il résonne merveilleusement avec ce qu’il veut faire entendre. Et cela est respect ; je veux penser comme si on me voyait penser ; avec mon lecteur, aussi loin de ma première idée que je puis me mettre, et d’après les signes du plus ignorant, c’est là que je me place, cheminant pas à pas en cette compagnie ; me mettant au jour sans scandale ; d’accord en moi avec eux ; usant de leur langage, sans le jamais forcer ni détourner ; démêlant cette sagesse embrouillée ; et encore avec prudence ; ne tirant point sur un fil sans savoir après quoi il tient ; hors de cette prudence, est-il une seule pensée pour quelqu’un ?