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être rigoureuse, et que l’on ne peut formuler pourtant sans un mensonge à soi-même ! Quoi ? je dois dire à mon ami que je lui vois l’amaigrissement, la fatigue, la vieillesse, de plats discours, ou de ces répétitions machinales, signes fâcheux de la faiblesse ou de l’âge ? Vais-je même lui dire que je pense à une faute depuis longtemps pardonnée, si j’y pense ? Ou bien si je remarque en lui quelque disgrâce physique à laquelle je n’ai pu m’accoutumer, vais-je le lui dire ? Non pas. Mais au contraire je lui dirai ce qui peut éveiller le meilleur de lui, et ainsi consoler l’autre. Ou bien vais-je rappeler les vices ou les lâchetés d’un mort que l’on pleure ? Il y aurait pourtant lâcheté quelquefois à ne pas les voir, à les couvrir ; oui, mais lâcheté plus grande à les dire. Ne nous trompons pas sur ce besoin de dire ce qui nous vient à l’esprit ; ce besoin est animal ; ce n’est qu’impulsion et passion. Le fou dit tout ce qui lui vient.

Il y a beaucoup de ces fous-là qui ne sont pas enfermés. Je n’aime pas cette fureur bavarde, qui vous jette son humeur au visage ; je la haïrais en moi-même, ayant eu sujet d’en rougir plus d’une fois, si l’âge, la bienveillance de mes amis et un certain goût de la solitude ne m’en avaient guéri un peu. Il y a une forte raison de ne pas dire au premier arrivant ce qui vient à l’esprit, c’est qu’on ne le pense point ; aussi n’y a-t-il rien de plus trompeur que cette sincérité de premier mouvement. Il faut plus de précautions dans le jeu des paroles, d’où dépend souvent l’avenir des autres et de soi. Il n’y a rien de plus commun que de s’obstiner sur ce que l’on a dit par fantaisie ; mais quand on saurait pardonner à soi-même, et, mieux encore oublier ce qui fut mal dit et mal pensé, on ne saurait toujours pas l’effacer dans la mémoire de l’autre ; car on dit trop que les hommes croient aisément ce qui les flatte ; mais je dirais bien qu’ils croient plus aisément encore ce qui