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sa poésie propre et sa puissance. Les anciens, mieux éclairés par la sagesse traditionnelle, n’ont point manqué d’attribuer les transports de l’intempérance et l’exaltation orgiaque dont les plaisirs n’étaient que l’occasion, à quelque dieu perturbateur que l’on apaisait par des cérémonies et comme par une ivresse réglée. Et, par cette même vue, leurs sages attachaient plus de prix que nous à toutes les formes de la décence ; au lieu que nous oublions trop nos vrais motifs et notre vraie puissance, voulant réduire la tempérance à une abstinence par peur. Ainsi, visant l’individu, nous ne le touchons point, tandis que l’antique cérémonial arrivait à l’âme par de meilleurs chemins.

On se trompe beaucoup si l’on prend l’ivresse alcoolique pour une folie animale seulement. L’ivresse n’est qu’une occasion d’être intempérant ; ou plutôt, comme l’indique assez ce mot à plusieurs sens, l’ivresse est toujours d’esprit. Le poète l’a bien vu ; et je ne prends point légèrement l’entrée du clown de Shakespeare avec sa bouteille. Il est remarquable que le plus parfait bouffon soit l’anglais, comme la plus parfaite cérémonie est l’anglaise. L’intempérance serait donc comme une victoire sur une pudeur qui sangle jusqu’à étouffer. Comment ne pas voir aussi que la plus redoutable intempérance est contre le vêtement ? Or c’est le plaisir des sens qui est redoublé par ce mouvement de révolte ; de même le plaisir de boire a besoin du secours de l’esprit. Ce que disait Figaro en peu de paroles, définissant l’homme une fois de plus, et mieux qu’il ne croit.

Il y a des bouffons sans vin ; rien n’est plus méprisé. Mais il y a aussi une extravagance dont la moindre trace sonne aux oreilles et fait rougir, comme l’indécente. Par là se découvre un lien entre les folies de l’amour et l’impudence des amuseurs. Intempérance aussi dans