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la réflexion travaillent sur ces signes ; c’est ainsi que l’on s’invente des ennemis ; et, comme ils s’offensent de vos pensées, dès qu’ils les devinent, c’est ainsi que l’on se fait des ennemis. Quels que soient les signes, c’est toujours folie. Les hommes n’ont pas tant de profondeur.

Un vrai observateur n’a point ce regard attentif aux signes. Il se détourne de ces mouvements expressifs qui n’expriment rien ; c’est au repos qu’il veut saisir l’homme, plutôt dans la forme que dans le mouvement, et du coin de l’œil, comme on arrive à voir les étoiles les moins visibles. Mais s’il observait par l’idée, il s’apercevrait qu’il devine toujours trop. Et ce mauvais art de deviner, si l’on est soi-même dans le jeu, peut conduire a une espèce de folie assez dangereuse, comme on sait. Mais cette amère expérience réussit toujours trop. Il faudrait juger en bon physiologiste : « Voici un muscle fatigué ; voilà des jambes qui ont besoin de mouvements ; ceci est un bâillement retenu ; voilà un homme qui a faim ; la lumière gêne ses yeux ; son faux-col l’étrangle ; ses chaussures le blessent ; ce corset manque de bienveillance ; ce fauteuil reçoit mal ; c’est là un homme qui voudrait se gratter. » J’ai connu une raisonneuse qui faisait quelquefois à son chef de justes réclamations ; et souvent elle recommençait ses discours en elle-même, se demandant si elle lui avait bien dit ce qui convenait. Ce chef était sourd.

Nul n’essaie de comprendre une crise nerveuse, sinon par ses causes de nature. Ainsi, dès que nous tenons l’idée vraie de la cause, la colère même n’est plus que du bruit, et les menaces de même. Il est difficile seulement de ne pas croire aux aveux ; il le faut pourtant. Car il en est de l’aveu d’une faute comme de ces récits d’un rêve, où l’on invente en parlant. Le vrai chemin du pardon, ce n’est pas de comprendre la faute par ses motifs, mais plutôt de la comprendre par ses causes.