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qui fait voir que l’interprétation des signes est la vraie nourriture de l’amour, c’est que l’amour se fortifie par les obstacles.

Par l’attente encore plus. Nous ne sommes guère attentifs à ces mouvements de notre corps, si émouvants à sentir déjà quand les causes sont de peu. L’attente seule, qui paralyse un mouvement par l’autre, et nous occupe à ces événements musculaires, cause souvent l’impatience et même la colère, si la pensée n’est pas occupée d’autre chose. Mais l’attente d’une action un peu difficile, et que l’on commence cent fois, peut donner une espèce de courte maladie, comme savent les candidats, les orateurs, les acteurs, les musiciens. Encore prennent-ils la chose comme un mal inévitable, sans conséquence et comme étranger. Mais il n’en est plus ainsi dans l’attente de celle qu’on aime. Car le temps se passe à s’interroger soi-même ; ainsi le tumulte de l’attente entre dans les pensées ; et la question : « Viendra-t-elle ? » ne se distingue pas de cette autre : « M’aimera-t-elle assez ? ». Les auteurs ont décrit plus d’une fois le roulement de voiture et le coup de sonnette. Par le mécanisme du corps, n’importe quel bruit, surtout attendu et inattendu, nous trouble jusqu’aux sources de la vie ; oui, même un chien qui aboie ; seulement l’on n’y pense que pour en rire. Mais dès que ces émotions sont des signes de soi à soi, l’avenir se trouve décidé. Tout est mirage, tout concourt à tromper l’amoureux qui s’interroge ; car l’attente fait qu’il doute s’il est aimé ; mais l’attente fait aussi qu’il ne doute plus s’il aime, quoiqu’il n’ait pas délibéré là-dessus.

Je ne crois pas qu’il y ait de femme assez rusée pour faire attendre ainsi l’amoureux de propos délibéré. Au reste l’amoureux attend bientôt avant l’heure et toujours. Toute passion enferme un ennui royal des autres choses ; royal, j’entends par décret. Mais les