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agit moins, pour tant de suicides, que l’idée fataliste selon 1aquelle toute image émouvante est un ordre auquel on sait bien qu’on ne peut qu’obéir. Cette fatalité est dans toutes les passions jeunes. C’est par de tels mouvements que l’on tue ce qu’on aime, ou que l’on cherche la mort dans la bataille. D’où les anciens ont fait ce proverbe que Jupiter bouche la vue à ceux qu’il veut perdre. Mais c’est parler en spectateur. Si je veux qu’il coure à la mort, le vrai jeu n’est pas de la lui cacher, mais de la lui montrer inévitable, et de faire qu’en même temps les mouvements de son corps la lui annoncent. Et ce n’est là que le vertige exactement décrit. La passion du jeu est propre à montrer comment on peut être esclave de soi, puisque la catastrophe extérieure est d’un moment et ne détermine nullement ce qui va suivre. Toutes les autres passions agissent sur les hommes et sur les choses ; l’amour fait naître l’amour ; la haine, la haine ; la colère, la colère ; et ainsi ces passions nous soumettent en un sens à une nécessité extérieure, quoique le plaisir de jouer, le fatalisme et l’appétit du malheur soient le principal dans toutes. Mais décrivons ces étranges folies, chacune pour elle-même ; car ce n’est point à saisir l’idée, mais à saisir par l’idée que l’on prend des forces.

CHAPITRE III

DE L’AMOUR

Le désir de chair, si vif, si tôt oublié, si aisé aussi à satisfaire, peut bien donner lieu à une sorte de passion ;