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dienne a dessiné l’autre d’un trait encore plus ferme. Je doute encore sur ce doute-là ; ainsi naissent les idées, et renaissent.

On voudrait les pouvoir laisser en place, comme un maçon les pierres. Mais il n’y a point de mémoire des idées ; mémoire des mots seulement. Il faut donc retrouver toujours les preuves, et encore douter pour cela. « C’est la peine qui est bonne », disait un ancien. Aussi je n’espère pas beaucoup de ceux qui traînent leurs écrits. Jean-Jacques conte qu’il les oubliait dès qu’ils étaient en forme. Mais c’est peut-être que le dernier regard du jugement n’en laissait rien debout ; ainsi la même glaise servait pour d’autres statues. Non pas sévérité pour soi, ce n’est plus le temps, mais plutôt indulgence et oubli. Il faut se pardonner d’avoir fait un livre et il y a un art de délier pour soi, dès qu’on a lié pour les autres. Ainsi la pensée n’a jamais d’autre objet que les choses ; et cela suffit.

Pour toi, lecteur, maintenant. Il y a un doute planant, qui n’est qu’incertitude. Ce n’est pas ainsi qu’il faut lire. Mais douter avec amour et foi, comme lui a fait. Douter sérieusement, non tristement. La théologie a tout gâté ; il faudrait donc gagner le ciel comme beaucoup gagnent le pain. Mais le pain que l’on gagne en chantant est le meilleur. Il y aurait beaucoup à dire sur le sérieux. Car il n’est pas difficile d’être triste ; c’est la pente ; mais il est difficile et beau d’être heureux. Aussi faut-il être toujours plus fort que les preuves. Car ce n’est rien de bon, que ces idées qui viennent à l’assaut, surtout si l’on court aux armes. À ces moments-là, Socrate riait. Lecteur, au sortir de ces landes arides qu’il a bien fallu traverser, je souhaite que jeunesse te garde.