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C’est une erreur de dire qu’une action que l’on sait faire se fait ensuite sans attention. Le distrait est, il me semble, un homme qui laisse courir ses actions ; mais aussi il est assez ridicule, par cette méthode en petits morceaux. L’animal n’est point distrait ; il n’est qu’étourdi. Il faut insister là-dessus. Il n’est point vrai qu’un bon cavalier monte bien sans jugement. Il n’est point vrai qu’un bon ouvrier ajuste bien sans jugement. Je dirais plutôt que le jugement ici, par la vertu de l’habitude, est obéi aussitôt, sans mouvements inutiles. Et j’ai ouï dire que la moindre idée ou réflexion de traverse précipite le gymnaste. Preuve que son corps, sans un continuel commandement, ne sait plus où aller ; s’il se raccroche, c’est d’instinct. Et je ne crois même pas que cet art de tomber sans mal, qu’ils ont si bien, soit jamais sans jugement.

L’animal montre une souplesse du même genre, mais par l’absence de jugement. Nous sommes communément entre deux. L’instinct, dans notre pensée naturelle, devient passion, contracture, maladresse. La rançon de la pensée, c’est qu’il faut bien penser. Comme nous ne savons pas agir sans penser, nous ne pouvons agir comme il faut sans y bien penser. La peur de mal faire y est le principal obstacle comme on sait ; et ce genre de peur est toujours le principal dans toute peur. Mais cette peur n’est que le sentiment d’une multitude d’actions qui commencent et se contrarient. Pour la vaincre, et faire ce qu’on veut, il faut ne faire que ce qu’on veut, par exemple allonger le bras sans que le pied parte, ou bien ouvrir une serrure rebelle sans grincer des dents, ou bien encore tenir l’archet sans le serrer, monter sans retenir son souffle. Le plus simple exercice est un combat contre les passions, surtout contre la peur, la vanité, l’impatience.

Convenons maintenant qu’il y a deux manières