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CHAPITRE V

DE L’HABITUDE

On met communément l’habitude trop bas. J’y vois une souplesse étonnante, bien au-dessus d’un mécanisme obstiné qui chercherait toujours les mêmes chemins. Par la puissance de l’habitude, on voit le danseur ou l’escrimeur se tirer des embarras soudains avant que le jugement les ait mesurés ; mais il y a aussi, dans ceux qui ont pratiqué ces exercices, une aisance et une liberté de mouvements qui font que le jugement est aussitôt suivi d’exécution. À quoi s’opposent souvent les habitudes. Seulement il faut bien remarquer que, si je ne sais pas valser à l’envers, ce n’est pas l’habitude de valser dans l’autre sens qui s’y oppose, et ce n’est pas d’être bon cavalier qui m’empêchera d’être bon tireur au fusil, bon violoniste, bon rameur. Il est clair qu’un acrobate, maître en certains tours de souplesse, en fera bien aisément d’autres. De même l’exercice de la parole ou de la composition écrite finit par délivrer de ces tours de phrase que l’on dit habituels, mais qui ne reviennent si souvent que parce que l’on ne s’est pas habitué aux autres. Ces remarques sont pour arrêter l’improvisateur, au seuil de cette analyse périlleuse. Car on est tenté de décrire une machine humaine qui agirait sans intervention du haut commandement. Mais le musicien, le gymnaste, l’escrimeur se moquent de nos systèmes. J’en appelle ici à tous ceux qui ont appris à faire quelque action difficile. Quand mon maître d’armes distinguait, en jargon alsacien, les tireurs de moyens et les tireurs de jugement, il m’apprenait la philosophie aussi.