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à l’aimer, cet autre, mieux déjà que vous-même. Si vous avez occasion de pratiquer quelque vieux confesseur vous saurez ce que c’est qu’un ami. Ainsi entre vous et vous et quelques amis, vivent pour vous vos pensées ; vous les dites vôtres, vous vous distinguez de l’autre, vous prenez conscience de vous-même. Conscience, voilà une notion fort difficile et que vous abordez aisément par ce chemin-ci. Toutefois vous devez vous exercer au petit jeu de moi et toi. Ce n’est nullement difficile et c’est assez amusant. C’est une préparation qui importe beaucoup dans votre présent travail. Je vous suppose en face d’un sujet fort difficile et je parie qu’à exposer seulement ce que, vous, vous en pensez, sentez et pressentez, vous ferez un excellent travail ; j’ai vu cette méthode essayée par un paresseux qui avait du talent. Les résultats furent très brillants. Car ce que vous pensez d’un sujet mal connu peut être faux ou douteux ; toujours n’est-il pas douteux que vous en pensiez ceci et cela. Pour vous fortifier ici, c’est Descartes qu’il faut lire ; d’abord le Discours de la Méthode jusqu’à Dieu, ensuite les Méditations, et vous verrez comment on va fort loin en pensant seulement ce que l’on pense. Je veux qu’à ce propos des discussions, vous formiez aussi la notion préliminaire du scepticisme. Descartes vous y jettera, et vous ne risquerez point de mépriser le sceptique, celui qui examine ; la philosophie, c’est l’examen même. Mais un singulier examen. Premièrement je me dis que mes opinions sont douteuses. Mais je me dis bien plus. Je me dis qu’elles seront toujours douteuses ; j’aperçois que jamais je n’en serai satisfait. Cela, c’est l’esprit même, c’est le départ même de l’esprit. Péguy disait de Descartes : « Ce cavalier qui partit d’un si bon pas ». Lisez cette note de Péguy sur Descartes. Vous serez surpris des bonds que vous ferez dans le monde des esprits. L’aventure est sans risques. Vous êtes toujours assuré de revenir à la modestie par un examen plus attentif de votre savoir et de votre courage. Et alors, comme dit un personnage de Claudel (lisez l’Otage), étant assis par terre au plus bas, vous ne craindrez pas d’être déposé. Il y a aussi de l’orgueil par là, attention ! Faites paraître le confesseur imaginaire ou réel, il ne vous épargnera pas. Bonne occasion d’adhérer plus que jamais à la conscience de vous-même. Tous ces mouvements