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yeux. Tous les éléments de ce monde qui allait naître retombent au chaos, faute d’un créateur. Semblable à ces lutteurs, toujours prudents à saisir ce qu’on leur offre. On réfléchit mal dans une prison de preuves. D’autres craignent les fausses preuves, eux la vraie. Jeu de prince.

On ne juge pas comme on veut, mais on ne juge que si on veut. Les naïfs se demandent comment on peut se refuser aux preuves ; mais rien n’est plus facile. Une preuve ou une objection n’ont pas même assez de mon consentement ; il faut que je leur donne vie et armes. Les consentements faciles nous trompent là-dessus. Pour moi, j’observe souvent qu’une preuve connue, reçue même en son entier, recopiée même, je dis une preuve des sciences exactes, reste comme un corps mort devant moi. Je la sais bonne, mais elle ne me le prouve point ; c’est par grand travail que je la ressuscite ; plus je me laisse aller, moins elle me prend. Mais aussi elle est neuve à chaque fois qu’elle renaît. Naïve à chaque fois. Si vous n’êtes pas ainsi, prenez Platon pour maître.

Les preuves sont œuvre d’homme ; l’univers du moins est ce qu’il est. Bon. Mais il ne se montre pas comme il est. Ouvrez les yeux, c’est un monde d’erreurs qui entre. Ici tout veut être redressé. L’expérience ne corrige que les plus grosses erreurs, et bien mal. Dès que les choses ne peuvent plus nuire ni servir, il est bien aisé de les ignorer. Un homme de lettres s’étonnait d’entendre dire que les étoiles tournent d’Orient en Occident. « Si elles tournaient, on le saurait », disait-il. Mais c’est peu de chose que de voir tourner les étoiles. Le mouvement des planètes est bien plus caché. Nos passions, nos souvenirs, nos rêves embrouillent encore ce tableau. La variété des erreurs et des croyances suffit à nous rappeler que l’erreur est notre état naturel,