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Platon, Rousseau, Kant, parmi lesquels Rousseau est particulièrement méconnu. Rousseau est éloquent, émouvant, persuasif, sincère. Il a l’expérience de la faute et du remords ; il s’arme et se rassemble contre lui-même, sans chercher aucun secours extérieur. Il a retrouvé la conscience et la liberté ensemble, et le vrai mouvement de la foi. Brillante affirmation, aussitôt populaire devant les négations de son siècle et de l’esprit naturaliste abstrait. Mais il est sans preuves et aisément réfuté. Que la conscience soit donnée comme infaillible en tout homme qui veut sincèrement se juger, voilà qui fait rire les docteurs. Quoi ? Quand presque tous les devoirs sont obscurs, ambigus, discutables ? L’idée est juste et forte pourtant. Mais pour arriver au centre de l’idée, et ne point la manquer, il faut suivre quelques notions communes, et sans se laisser détourner. D’abord qu’on ne peut exiger d’un homme qu’il soit savant ou même subtil, et qu’erreur n’est pas crime ; aussi qu’il est étonnant, et même scandaleux pour les simples, que les plus savants et subtils n’aient pas toujours une droite conscience ; aussi que l’homme est seul juge de lui-même parce que les actions sont ambiguës ; car on peut être tempérant par faiblesse et honnête par lâcheté. Qu’ainsi le problème moral est entre l’homme et lui-même, entre sa volonté et sa nature ; que la vertu consiste seulement à vaincre les passions, et le vice à céder aux passions. Que nul ne saisit du dehors ni ces luttes, ni ces défaites, ni ces victoires, mais qu’en revanche celui qui en est le sujet les sent immédiatement et intimement dès qu’il n’est pas tiré au dehors par le divertissement ; car rien ne nous est plus sensible que notre propre esclavage. On me loue de mon courage ; mais je sais que j’ai trop suivi la peur. On me dit honnête homme ; mais telle envie méprisable, je la connais. Le trouble des passions est goûté, si l’on peut dire, en toutes ses différences. Le remords et la honte ne s’usent point. Le vrai est que les hommes n’y veulent pas penser et que l’on ne pense que si on veut bien. Ici est la vérité du divertissement, vue profonde de Pascal, mais en lui détournée par une mythologie prise à la lettre. L’homme, donc, se réfugie dans l’opinion des autres, s’étourdit de l’éloge et fuit sa propre conscience. Qu’il veuille seulement être éclairé, et il le sera.