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on le désigne à lui-même, comme on lui désigne les autres. L’opposition du moi et du non-moi appartient aux théories abstraites ; la première opposition est certainement entre moi et les autres ; et cette opposition est corrélation ; car en l’autre je trouve mon semblable qui me pense comme je le pense. Cet échange, qui se fait d’abord entre la mère et l’enfant, est transporté peu à peu aux frères, aux amis, aux compagnons. Ces remarques sont pour rappeler qu’en toutes les recherches sur la nature humaine, il faut se tenir très près de l’existence collective, si naturelle à tout homme, et en tout cas seule possible pour l’enfant.

Les auteurs ont analysé souvent l’expérience selon eux décisive, qui fait connaître à l’enfant les limites de son propre corps. Je frappe ma main, et je frappe la table. Mais l’enfant touche d’abord le corps humain avant de toucher n’importe quel corps étranger. Aussi je vois une expérience bien plus frappante dans ces rixes d’enfants d’où sort l’idée d’un être semblable et opposé auquel je ne fais point mal de la même manière qu’à moi, et qui me rend coup pour coup. Action indirecte sur moi-même ; expérience vive de mes frontières et de celles d’autrui. La fureur, dans ces rixes, sans compter les autres causes, vient sans doute d’un effort pour faire souffrir l’autre comme je souffre moi-même, et obtenir des signes ; or ces signes sont des coups. Il suffit de signaler ces expériences singulières concernant l’ordre humain, d’où l’on tire inévitablement la notion d’une puissance antagoniste, souvent invincible, mais toujours flexible par offrandes, prières ou menaces. Au reste nous voyons que les hommes les moins avancés ne semblent pas avoir d’autre objet de pensée que la vie publique et cérémonieuse ; et toutes les relations de société, castes, fonctions, métiers, ont pour eux valeur de religion. Il suffit de comprendre que les