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des termes y correspond à la dignité croissante. L’humeur n’est qu’animale si elle ne prend forme dans un caractère ; et il n’y a guère que de l’humeur chez un tout petit enfant. Le caractère est l’humeur pensée, et donc quelque chose de plus que l’humeur ; car ce n’est pas peu de chose de juger au sujet de soi-même que l’on est et que l’on sera jaloux, vindicatif, triste ou poltron. Ainsi le caractère réagit déjà sur l’humeur. Toutefois le caractère retombe à l’humeur s’il n’est soutenu et comme sacré, c’est le mot propre, par la fonction sociale. Ainsi d’un côté l’inférieur porte le supérieur, en ce sens qu’il lui donne contenu et matière ; mais c’est le supérieur qui donne à l’inférieur forme et consistance. Un homme isolé, tel qu’on a voulu peindre Robinson, n’est même plus un homme ; j’ai vu dans Darwin qu’un naufragé retrouvé dans une île après deux ou trois ans ressemblait plus à un animal qu’à un homme. Seulement considérons des cas plus ordinaires et mieux observables. Un homme qui est trop peu engagé dans les actions et réactions de société, peut avoir un caractère ; il est même borné là ; mais dans ce continuel essai de notre personne au-dessus d’elle-même, qui ne dépasse plus retombe et descend, parce que le mécanisme extérieur le guette toujours et le reprend. Comparez à ce sujet Gobseck et Grandet dans Balzac. Je ne puis proposer que des exemples de ce genre, communs à tous les observateurs de bonne volonté ; mais ils nous approchent eux-mêmes des individus véritables. Gobseck vit seul, méprise tout, et finit comme un sauvage dans Paris. Grandet se rattache à l’humain, par les affections domestiques, par les amitiés, et par le genre de commerce qu’il fait, qui suppose des échanges et une certaine confiance. Gobseck, comparé à lui, n’est qu’un pilleur d’épaves. La loi de ces existences détachées des relations de société, est que le biologique domine toujours le psychologique, en dépit de vains discours à soi-même ; et cela pourrait être observé aussi chez un curé et chez un moine ; on dirait que le gouvernement moral est comme séparé d’eux et n’y trouve pas prise, par l’absence de l’individualité intermédiaire. Chez Grandet moins, mais encore assez, toutefois il s’approche de l’individualité par ces jugements saumurois qui lui renvoient une forte image de lui-même, et qu’il ne peut changer aisément