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publique. Non que l’opinion des autres n’ait pas d’empire sur le caractère ; il s’en faut de beaucoup ; avoir l’opinion qu’un homme est méchant, paresseux ou poltron, et le lui dire ou signifier, cela le change beaucoup. Mais ces opinions privées, qui s’exercent surtout dans le cercle des parents et des amis, n’agissent point de la même manière que l’opinion publique, qui se détermine surtout d’après les actions publiques, c’est-à-dire d’après le métier ou la fonction. Tout homme est ainsi défini, modifié, souvent redressé et confirmé, toujours soutenu et porté par ce que l’on attend de lui. Et cette action de société se compose avec l’humeur et avec le caractère pour former ce qu’il faut appeler l’individualité. Ce mot paraîtra être un peu tiré hors de son sens naturel ; mais si l’on pense à la corrélation familière à tous entre individu et société, on reconnaîtra qu’il n’en est rien. Un caractère est encore quelque chose d’incertain, d’errant et d’abstrait ; l’individu s’établit et se fixe par le métier public qu’il fait ; ainsi apparaissent les différences, comme entre deux prêtres, ou entre deux capitaines, bien plus nuancées qu’entre deux hommes.

J’appellerai enfin personnalité ce qui surmonte et juge toutes ces choses, et dont il y a toujours plus d’un éclair en chacun. Je ferai seulement cette remarque qu’une personnalité forte incorpore au lieu de nier. D’où je conjecture d’abord qu’il n’y a point de personnalité forte si l’humeur ne se montre encore dans les pensées ; l’originalité se trouve là, et cette parcelle de génie sans laquelle il n’est point d’homme. Cherchez autour de vous des exemples, ils ne manqueront pas. Mais je conjecture aussi que nul ne peut s’élever directement de l’humeur à la personnalité. En ceux auxquels manquerait le caractère, au reste dominé, la personne serait comme sauvage, sans scrupules, ni finesses, ni