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CHAPITRE PREMIER

DE L’ANTICIPATION DANS LA CONNAISSANCE PAR LES SENS

L’idée naïve de chacun, c’est qu’un paysage se présente à nous comme un objet auquel nous ne pouvons rien changer, et que nous n’avons qu’à en recevoir l’empreinte. Ce sont les fous seulement, selon l’opinion commune, qui verront dans cet univers étalé des objets qui n’y sont point ; et ceux qui, par jeu, voudraient mêler leurs imaginations aux choses sont des artistes en paroles surtout, et qui ne trompent personne. Quant aux prévisions que chacun fait, comme d’attendre un cavalier si l’on entend seulement le pas du cheval, elles n’ont jamais forme d’objet ; je ne vois pas ce cheval tant qu’il n’est pas visible par les jeux de lumière ; et quand je dis que j’imagine le cheval, je forme tout au plus une esquisse sans solidité, une esquisse que je ne puis fixer. Telle est l’idée naïve de la perception.

Mais, sur cet exemple même, la critique peut déjà s’exercer. Si la vue est gênée par le brouillard, ou s’il fait nuit, et s’il se présente quelque forme mal dessinée qui ressemble un peu à un cheval, ne jurerait-on pas quelquefois qu’on l’a réellement vu, alors qu’il n’en est rien ? Ici, une anticipation, vraie ou fausse, peut bien prendre l’apparence d’un objet. Mais ne discutons pas si la chose perçue est alors changée ou non, ou si c’est seulement notre langage qui nous jette dans l’er-