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CHAPITRE III

DE LA CONVERSATION

Chacun sait que dans les rencontres de loisir l’échange des idées, si l’on peut ainsi dire, se fait par des formules connues d’avance. L’esprit s’y joue tout au plus dans les mots, comme en des variations, sans autre plaisir que la surprise. Je vois là un reste des anciennes cérémonies, où l’on avait assez de bonheur à confirmer les signes. Tels sont les vrais plaisirs de société. L’esprit en révolte n’y apporterait qu’une guerre stérile. La dispute vive surprend et rend stupide, par la nécessité de suivre l’adversaire sur son terrain. Mais aussi il faut être enfant pour croire que les victoires en discours établissent jamais quelque vérité. L’imagination est déjà assez puissante sur les formes mal définies ; et il existe même des sophismes de géométrie qui étonnent un moment. À bien plus forte raison, quand on argumente sans figures et avec les mots seulement il n’est rien d’absurde qu’on ne formule, rien de raisonnable qu’on ne puisse contester ; car les mots n’ont point d’attaches selon le vrai, et, en revanche, ils ont, comme leur origine le fait assez comprendre, une puissance d’émouvoir qui va toujours au delà de leur sens, et qui fait preuve pour l’animal, sans qu’il sache seulement de quoi.

Ce n’est pas qu’on puisse toujours laisser l’arène aux bavards, aux emportes aux charlatans. Mais la discussion arrive tout juste à troubler cette magie des paroles par de sèches et précises questions, encore pleines de pièges pour les autres et pour soi-même. Sans compter que la fatigue termine tout par des semblants d’accord