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c’est frapper au rocher comme Moïse, et appeler le miracle ; se retrouver soi dans un poème qui date peut-être de mille ans ; et tirer la plus profonde richesse, et sans fin, de cet objet immobile. Toute contemplation esthétique a bien ce caractère ; mais le beau nom de prière ne convient pas également à toutes ; il convient le mieux lorsque je puis, en quelque lieu que ce soit, par une pieuse récitation, produire cet objet secourable. Et celui qui n’a point de culte ni de prière ignorera toujours l’attention vraie. L’attention serait donc toujours attention à un texte et réflexion sur un texte. Sans quoi la difficulté est oubliée. L’Esprit suppose donc des Pensées ou expressions invariables conservées par la mémoire. L’enseignement n’a pas méconnu ces principes ; et la religion a fait de la lecture un exercice de méditation ; c’est le Bréviaire. Toutefois il s’en faut de beaucoup que l’importance des textes inaltérables pour notre salut mental soit toujours assez comprise. Dans tout ce que l’on entend contre la récitation, ces lois de la nature humaine sont gravement méconnues. Il y a une solidité et un sérieux en ceux qui ont lu quotidiennement la Bible ; et cet avantage balance l’infériorité doctrinale du protestantisme comparé au catholicisme. Ceux qui se répètent à eux-mêmes un texte familier jusqu’à ce que le sens éclate sont les véritables penseurs. On sait l’avantage d’une langue morte et de la difficulté de traduire. L’expérience fait voir qu’il n’y a point de culture hors de ces conditions. Toutefois les vraies raisons sont dans le rapport du langage et de la pensée, comme il est assez évident par le présent développement.