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semble avoir pour fin, et a eu pour effet, de nous délivrer tout à fait de culture.

C’est ainsi qu’on apprendrait une langue tout à fait conventionnelle, et qui n’aurait point de passé. Mais ce n’est pas du tout ainsi que l’on apprend une langue réelle ; c’est par les mots alors qu’il faut comprendre les mots. Ici l’esprit est mis en demeure de penser. L’avantage décisif des langues mortes sur les langues vivantes, c’est que personne ne peut nous montrer l’objet. On apprend alors le sens par la racine et par les relations ; et le plus savant est alors, comme on remarque au contact d’un véritable humaniste, celui qui cherche, entre beaucoup de sens, le sens qui est exigé par les mots voisins, et de proche en proche par la multitude des mots qui précèdent et qui suivent. Qui définira le mot raison ? On dit que l’homme est doué de raison. On dit la raison du plus fort, la raison d’une progression, demander raison, rendre raison ; en buvant fais-moi raison, livre de raison, raison sociale. Mais quelle richesse nouvelle quand on découvre ratio d’où vient ration ; ratus qui veut dire persuadé, reor qui veut dire croire, et ratification, qui en vérité rassemble presque toutes ces relations en une ! Cette richesse est humaine, je crois m’y conformer ; quand j’en ai fait en gros l’inventaire, je suis déjà bien riche. Il faut toujours citer, après Comte, le double sens du mot cœur, qui veut désigner amour et courage. Répondre explique responsable ; spondere explique l’un et l’autre. Prudence, prude et prudhomme sont parents ; courage et courroux de même ; et choléra ressemble à colère. Grâce, jugement, droit, juste, ont chacun des sens merveilleux. On dit les humanités, le peuple, la propriété. Chacune de ces remarques découvre aussitôt une idée d’importance. Et que sera-ce s’il faut deviner la pensée d’un auteur vieux de mille ans