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Car la nature supporte ce prodigieux système, mais elle ne l’offre point.

La représentation du changement par le mouvement est bien un préjugé. Oui. Même dans le cas le plus simple de cette bille qui roule, rien dans les apparences n’impose l’hypothèse du mouvement ; et ce n’est toujours pas la bille qui le présente, puisqu’elle n’est jamais en même temps que dans un lieu, comme le subtil Zénon l’avait remarqué. Et rien n’empêche de supposer que la bille est détruite aussitôt, et qu’une autre bille naît à côté, comme il est vrai dans le cinématographe, où ce n’est point le même cheval qui court, mais des images différentes qui se remplacent sur l’écran. Seulement le mouvement est préféré et choisi ; et le mécanisme est de même préféré et choisi ; non comme facile, certes, car rêver est le plus facile, mais comme libérateur, exorciseur, arme de l’esprit contre tous sortilèges. Soutenu par la nature qui le vérifie, oui, mais qui le vérifie à la condition que l’esprit le pose, le maintienne, le construise, le complique assez. Le physicien paresseux perd sa preuve. Et il retombe aux peurs de l’enfant, aux faux dieux, aux esprits partout, oubliant le dieu et l’esprit. Ou plutôt, cachant l’esprit dans la matière, il travestit la nécessité en une volonté inflexible qui va à ses fins par tous moyens, et dont la fatalité est le vrai nom. Ici, nous tenons notre ennemi. Le vrai physicien, au contraire, enlève toute apparence de liberté aux forces de la nature, et, en face du mécanisme, délivre son esprit du même coup.

Assurément, il est difficile et même pénible, car les passions s’y jettent, c’est leur guerre, de refuser de l’esprit à ces feuilles d’arbre, qui trouvent chacune leur forme. Il est difficile de vouloir, bien avant de savoir, que ces différences ne soient pourtant, dans le germe, que forme et disposition des éléments, lesquels