Mais c’est le grand secret du philosophe qu’aucune preuve ne se soutient d’elle-même et qu’il y a toujours quelque attaque aux preuves, qui les fait fléchir si elles gardent seulement la défensive à la manière des réseaux barbelés. L’esprit n’est pas fort derrière ses preuves, mais seulement dedans, et les poussant toujours. Et l’exemple de ce mécanisme universel est propre à le bien faire comprendre. Car que pourriez-vous répondre à l’attaque de quelque sceptique ou mystique, qui voudrait supposer que nos représentations sont seulement pour l’utilité matérielle, mais ne dévoilent nullement ce qui est, et que ce qui est pourrait bien n’être pas perçu par les yeux et les mains, mais qu’il faut peut-être le deviner ou pressentir par d’autres voies ? C’est ici le lieu de faire voir que la philosophie est bien une éthique et non une vaine curiosité.
Lucrèce, poussant avec courage les recherches de tant d’autres qu’on appelle atomistes, parmi lesquels Démocrite et Épicure sont les plus célèbres, a mis en vive lumière l’âme de ces profonds systèmes, qui était une volonté fermement tendue contre les passions, les miracles, les prophètes et les dieux. Mais le prisonnier s’est tué dans son évasion. Chose étonnante, explicable pourtant par une ivresse, ou par une indignation, ou peut-être, ce qui n’est que la cause cachée de ces passions toujours vivaces, par une substitution de l’imagination à l’entendement, commune chez le disciple. Lucrèce oublie tout à fait le constructeur de ces choses et le briseur d’idoles, l’esprit enfin qui, par-dessus les abîmes, tend d’abord ses mouvements simples, et les essaie, et les complique, comme un filet qui saisira et ramènera enfin toute cette richesse pour en faire l’exact inventaire. Il oubliait en cela que le mécanisme est proprement la preuve de la liberté, en même temps qu’il en est le moyen et l’instrument.