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que ces deux espèces de causes se distinguent comme le sujet et l’objet, ou, si l’on veut, comme l’esprit et la chose.

Or le fétichisme, toujours puissant sur l’imagination, se meut dans l’entre-deux, voulant toujours entendre par cause je ne sais quelle âme ou esprit agissant dans la chose et se manifestant par un pouvoir ou une propriété. Ce qui sera le plus sensible dans l’exemple où on l’attend le moins. Voici une pierre assez lourde, et qui tombera si je la laisse ; la cause qui fait qu’elle tombera, et qui fait aussi qu’elle presse et pousse contre ma main, c’est bien son poids, comme on dit, et ce poids est en elle. Mais pourtant non, pas plus que la valeur n’est dans l’or, autre fétiche, ou l’amertume dans l’aloès. La pierre pèse, cela veut dire qu’il s’exerce, entre la pierre et la terre, une force qui dépend de la distance, et des deux masses ; ainsi la terre pèse sur ma main aussi bien que la pierre ; et cette force de pesanteur n’est pas plus cachée dans la terre que dans la pierre, mais est entre deux, et commune aux deux ; c’est un rapport pensé, ou une forme, comme nous disons. Mais qui ne voit que l’imagination nous fait ici inventer quelque effort dans la pierre, qui lutte contre notre effort, et se trouve seulement moins capricieux que le nôtre ? Cette idolâtrie est bien forte ; l’imagination ne s’y arrachera jamais ; le tout est de n’en être pas dupe, et de n’en point juger par cette main crispée.

Mais on voit aussi que c’est par le même mouvement de passion que nous voulons prêter une pensée au chien qui attend sa soupe ou à l’homme ivre ou bien fou de colère qui produit des sons injurieux. Il en faut donc revenir à la forte pensée de Descartes, autant qu’on peut, et prononcer que cet esprit, qui se représente les choses par distances, forces et autres rapports, ne peut jamais être caché dans l’une d’elles, non pas même dans