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sées les plus communes pour apercevoir que les hommes pensent par idées générales, et même que la plupart de leurs erreurs viennent d’une généralisation téméraire, comme on voit que maintenant la seule supposition qu’un homme est Allemand, suffit pour qu’on lui prête des passions et même des vertus qu’il n’a peut-être pas. Cette question se trouve beaucoup éclairée si l’on se fait une idée passable de la fonction d’abstraire et de la fonction de généraliser. Voici le principal de l’idée. Qu’on n’aille pas croire que l’homme qui abstrait se sépare de l’autre terme que l’on nomme concret. En réalité le concret n’est nullement donné ni facile à connaître. C’est le grand problème pour un médecin de découvrir le concret, c’est-à-dire le malade singulier qu’il a sous les yeux. D’où l’on tirera assez vite, une proposition bien cachée, c’est que tout progrès de la connaissance va de l’abstrait au concret. De l’abstrait, on déduit un ou deux caractères ; par exemple de l’abstrait philosophe on tire quelques conclusions de façon à juger si Socrate ou Aristote, ou Descartes est le meilleur exemple du philosophe ; c’est ainsi qu’on les compare, et qu’on fait toute comparaison, sous la lumière du genre, tendu en quelque sorte au-dessus des exemples ; songez seulement au genre homme et à ce qu’on en a conclu, disant que telle action est inhumaine, c’est-à-dire étrangère au genre ou bien que, comme a dit Napoléon, M. Gœthe était un homme, ce qui veut dire le plus conforme au genre humain, c’est-à-dire à un ensemble abstrait. La discussion là-dessus est loin d’être close, car, si on pouvait définir l’homme abstrait, on posséderait un précieux modèle d’humanité, que vous découvrirez, en éclair, être Dieu lui-même. (Dieu fait homme ! Quelle belle expression !) Cela veut dire qu’une fois, en tant de siècles, le modèle humain a existé concrètement, ce qui en effet devait sauver et