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CHAPITRE Iv

DE L’ACQUISITION DES IDÉES

Que toutes les idées soient prises de l’expérience c’est ce qu’il n’est pas utile d’établir. Il n’y a point de pensée qui n’ait un objet, quand ce ne serait qu’un livre, et ce n’est pas peu de chose qu’un livre, surtout ancien et réputé. Mais cet exemple fait voir qu’il y a deux expériences. Connaître une chose, c’est expérience ; connaître un signe humain, c’est expérience. Et l’on peut citer d’innombrables erreurs qui viennent du signe humain et qui déforment l’autre expérience, comme visions, superstitions et préjugés ; mais il faut remarquer aussi que nos connaissances les plus solides concernant le monde extérieur sont puissamment éclairées par les signes humains concordants. Il est impossible de savoir ce que c’est qu’une éclipse à soi tout seul, et même à plusieurs dans une vie humaine ; et nous ne saurions pas qu’Arcturus s’éloigne de l’Ourse si Hipparque n’avait laissé un précieux catalogue d’étoiles ; en sorte qu’on pourrait dire que nous ne formons jamais une seule idée, mais que toujours nous suivons une idée humaine et la redressons. Nous allons donc aux choses armés de signes ; et les vieilles incantations magiques gardent un naïf souvenir de ce mouvement ; car il est profondément vrai que nous devons vaincre les apparences par le signe humain. Ce n’est donc pas peu de chose, je dis pour l’expérience, de connaître les bons signes. Devant le feu follet, l’un dit âme des morts, et l’autre dit hydrogène sulfuré. Au souvenir d’un rêve, l’un dit message des dieux, et l’autre dit perception incomplète d’après les mouvements du