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PAUL CLAUDEL

PARTAGE DE MIDI[1]


Bibliothèque de l’Occident

Nous ne nous approcherons pas sans effroi de celui-ci : Claudel le Missionnaire !

Autrefois, entre deux bourgs, au centre de la plaine, on avait dressé le Théâtre de Minuit. Et jusqu’au fond de la prairie, les jambes dans la boue, comme au temps du vieux Will, la foule aux yeux fixes et aux lèvres pendantes, écoutait. Il y avait des gars de ferme venus de si loin, sur leurs chevaux de labour, que leurs cuisses saignaient. Des femmes qui prenaient le frais de la nuit dans les cours, ayant mis leurs fichus, étaient parties par les chemins des grillons et des râlets. Dans les beaux lits des chambres cirées, les invités des autres bourgs s’étaient éveillés, puis mis en route. Et maintenant tout ce monde mystérieux des fermes lointaines était là – avec le monde des bourgs, le monde dont les boutiques s’allument et sonnent à cinq heures, en septembre, le monde dont les gamins se balancent en criant sur les planches de la place ; – avec le monde des villes, dur aux pauvres, et qui sent mauvais…

Nous étions là, tous, à écouter de toutes nos âmes paysannes et primitives la voix des acteurs de Chine et de Champagne : cette voix était la voix du tréfonds de nos âmes et la respiration même de notre corps – la voix du premier poète. De Chine et de Champagne nous étions venus pour chercher la vérité de la vie : et cette voix était encore la voix amère du philosophe qui a cherché et qui enseigne le sens de tous les gestes de la vie et l’expression de tous ses visages.

Le spectacle formidable s’était terminé dans la Triple Église de Pierre de Craon ; et c’est sous son triple dôme que la vie journalière s’était continuée avec son souffle pénible qui est la seule prière et l’unique encens, avec ses gestes de travail qui sont les signes magnifiques du Livre. C’est ainsi que nous attendions le soir ; la soupe qu’on puise à la même soupière, la tête penchée sur les genoux ; et l’anéantissement de l’immense fatigue.

Mais voici qu’aujourd’hui le spectacle se continue ; et ce n’est plus le beau spectacle paysan de ses paroles premières et lourdes et sensuelles. C’est l’histoire atroce et merveilleuse de l’homme qui ne cherche plus que son Dieu, jusqu’au soir où, sous les étoiles, il entonne enfin le cantique :

Me voici dans ma chapelle ardente !
Et de toutes parts, à droite, à gauche, je vois le toit de la forêt des flambeaux qui m’entoure !
Non point de cires allumées, mais de puissants astres, pareils à de grandes vierges flamboyantes.
Devant la face de Dieu, telle que dans les saintes peintures, on voit Marie qui se récuse !…

Dans ce drame nouveau de Claudel, le vers a toujours l’amplitude du souffle respiratoire : car l’être humain ne peut se délivrer de sa vie terrestre. À cette

  1. Note Wikisource : publié pour la première fois dans la revue Tânit, mars 1907