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le miracle des trois dames du village

Sur cette figure très pâle, que l’ombre des joues creusées amincit, on n’imagine pas sans souffrance la rougeur que ces histoires ont dû faire monter. Cependant, à cette heure, elle parle cérémonieusement de sa sœur Marie, comme d’une enfant dont on n’a jamais rien dit.

Les autres lui répondent avec cette science très chaste que possèdent les jeunes femmes pour parler des jeunes filles. Et leur conversation se poursuit avec cette même réserve. Elles parlent de toutes choses ainsi. Le monde, tel que le décrivent leurs paroles, est fait de convenances et de pureté… Il y a par instants de grands silences, pleins de toutes les peines, de toute la pauvreté qu’il ne faut pas dire : alors, on entend s’évanouir au loin la rumeur amère du grand vent chassé.

Ce soir-là, Madame Henry s’est mise au piano. Immobiles sur leurs fauteuils grenats, les dames ont écouté d’abord avec grand respect. Puis l’une a incliné doucement son visage, comme une femme qui veut qu’on lui parle tout bas, contre l’oreille : et l’autre, sans y songer, a fait comme sa compagne. Chante la douce voix complice, et toute misère est oubliée : les comptes à la chandelle, le dimanche soir, pour la longue semaine, et l’attente indéfinie dans la salle à manger, lorsque le mari ne rentre pas et que les enfants, après avoir joué silencieusement, s’endorment…

La musique parle de promenades, de paradis et de fiançailles : puis elle se tait, et les dames reprennent plus lentement, tandis que la soirée s’achève, le récit de leurs souvenirs heureux. Madame Henry se rappelle la demeure de ses parents, où elles étaient autrefois, avec sa sœur Marie, par les belles vêpres d’hiver, d’heureuses jeunes filles qui attendent. Pour les deux autres, Madame Defrance et Madame Meillant, la vie semble s’être arrêtée à l’époque des fiançailles, des premières promenades avec leurs maris, qui les emmenaient alors en voiture dans leurs tournées de marchands à travers les villages – ou bien, le soir, à pied par les chemins, les aidaient à sauter les flaques d’eau… Les pauvres dames sont en visite, et toute misère est oubliée. Il ne reste plus que, par moments, ce poids sur le cœur.

Cependant, près du bourg, devant une maison abandonnée, des gens sont ameutés. Vers cinq heures, la sœur de Madame Henry est arrivée là, dans sa toilette neuve : avec une robe presque droite qui la faisait svelte et flexible comme une baguette de